Michelle Derosier : des récits pour instruire, récupérer et guérir

Consciemment ou non, nous sommes tous façonnés par les récits personnels et familiaux que nous avons entendus et qui ont fini par faire partie de notre identité. Nous sommes également marqués par différents médias – livres, musique, télévision, films. Si ces histoires nous apprennent souvent à connaître les autres, elles influencent aussi la façon dont nous les percevons et dont nous nous percevons nous-mêmes.

Michelle Derosier, cinéaste et activiste communautaire anichinabée, a mûrement réfléchi aux effets de la représentation. « Depuis ses débuts, le cinéma a joué un grand rôle en stéréotypant les peuples autochtones et a contribué à nous maintenir dans une position plutôt défavorable, explique-t-elle. Mais maintenant nous sommes à un point où ça a changé, nous sommes dans une conjoncture qui nous place – ou devrait nous placer – au premier plan de nos récits. »

Mme Derosier elle-même s’est employée à contribuer à ce changement. Tous ses films – documentaires, courts métrages animés, longs métrages – permettent aux créateurs et aux communautés autochtones de décider de la manière dont ils sont représentés et dont leurs histoires sont racontées. En cours de route, le financement public des arts l’a aidée dans la mission qu’elle s’est donnée : faire entendre les voix autochtones. « C’est ce qui rend le Conseil des arts de l’Ontario si important, affirme-t-elle. C’est un espace où l’on peut faire entendre sa propre voix. Le fait de pouvoir raconter l’histoire que l’on a besoin de raconter à un moment précis a un effet libérateur. »

Une œuvre artistique est une œuvre communautaire, et vice-versa

Mme Derosier a commencé sa carrière comme travailleuse sociale de première ligne et s’est intéressée particulièrement aux besoins des jeunes Autochtones. C’est dans le cadre de ce travail qu’elle a commencé à envisager les possibilités de faire participer les jeunes à des activités artistiques, notamment au film. « On se rend vite compte que ce média leur permet d’être plus en confiance et de communiquer d’une manière peut-être plus douce, explique-t-elle. C’est donc à partir de là que tout a commencé. » En 2008, Michelle Derosier a reçu une subvention du Conseil des arts de l’Ontario (CAO) pour diriger un atelier de réalisation de films, Telling Our Stories, à l’intention de jeunes Autochtones vivant en milieu urbain à Thunder Bay et considérés comme « à risque ».

À peu près à la même époque, elle a écrit et coproduit son premier film, Seeking Bimaadiziiwin – une dramatique visant à combattre différents problèmes – suicide, dépression, racisme – et mettant en vedette quatre jeunes Anichinabés. Ce projet lui a permis de déceler une autre histoire importante : celle des acteurs eux-mêmes. Grâce à une autre subvention du CAO, elle a créé The Healing Lens, un documentaire qui relate leur vécu.

The Healing Lens sera le premier des nombreux films réalisés par Michelle Derosier. Tous ceux qui ont suivi ont un élément important en commun. « Le fait de se trouver à l’intérieur de la communauté et d’y être actif – c’est de là que viennent ces histoires. Cela entraîne une énorme responsabilité sociale. Une responsabilité envers la culture et envers les générations, qui est la plus grande pour moi. »

Ce qui compte, c’est que les gens reconnaissent l’importance de nos histoires, s’y intéressent, engagent le dialogue

En 2011, Michelle Derosier a commencé à écrire le scénario de son premier long métrage, Angelique’s Isle, d’après une nouvelle de James R. Stevens. Il s’agit d’une dramatique historique inspirée de la vie d’Angelique Mott, une Anichinabée de 17 ans qui, par un hiver glacial, a été abandonnée sur une île du lac Supérieur. Et Michelle Derosier de commenter : « Nous avons affaire depuis longtemps à l’assassinat et à la disparition de femmes et de filles autochtones dans ce pays, alors je me suis dit que ce serait bien de faire connaître l’histoire d’une femme qui, contre toute attente, a survécu. »

Une première subvention du CAO a permis à Mme Derosier de commencer à rédiger le scénario d’Angelique’s Isle. « Il fallait que j’aie en main ce scénario pour pouvoir trouver ensuite un producteur qui s’intéresserait à cette histoire, dit-elle. C’est à partir de là que les choses ont commencé à bouger, comme la recherche d’autres sources de revenus […] une subvention accordée par le CBC Breaking Barriers Film Fund, celle de Téléfilm […]. La subvention du Conseil des arts de l’Ontario a donc été très importante pour moi, car elle m’a ouvert des portes. »

La subvention du CAO a non seulement permis à Mme Derosier d’obtenir des fonds supplémentaires pour le projet, mais lui a aussi donné davantage de confiance en soi. « Cette subvention pour l’écriture du scénario a été déterminante et a abouti à la présentation du film en salle. Ce que le Conseil des arts de l’Ontario a fait à ce moment-là, c’est qu’il a cru en moi. C’était assez transformateur. » Michelle Derosier a constaté qu’il était parfois difficile de convaincre les autres de s’intéresser aux histoires autochtones. « Cela a pris beaucoup d’années et j’ai dû passer beaucoup de temps à parler aux gens pour les convaincre que cette histoire valait la peine d’être racontée. Ce qui comptait surtout, c’est que les gens reconnaissent l’importance de nos histoires, s’y intéressent, engagent le dialogue. »

C’est sans doute pour les femmes autochtones que l’histoire d’Angelique a le plus d’importance. « Lorsque j’ai projeté le film pour la première fois à Thunder Bay, une jeune femme autochtone a publié un message sur sa page de médias sociaux pour dire qu’elle avait regardé le film et qu’elle s’était sentie […] qu’elle avait vraiment le sentiment d’être une Autochtone forte et belle. Et ce soir-là, je me suis dit : “Voilà qui est fait!” »

« Quant à moi, dès le début, c’est ce que je voulais faire. Parce qu’il y a cette jeune femme, Angelique, qui, contre toute attente, a surmonté l’insurmontable. Je voulais rappeler à nos femmes leur puissance, leur beauté, leur incroyable force. Une force qui vient de la terre, de leurs aïeules, de leurs kookums (grands-mères). Voilà ce que je voulais faire. »

Image fixe d’Angelique’s Isle.
Michelle Derosier (à gauche) et Marie-Hélène Cousineau, coréalisatrices d’Angelique’s Isle, pendant le tournage du film.

Trouver la meilleure façon de raconter une histoire

Michelle Derosier ne se contente pas de chercher les histoires qui doivent être racontées – elle réfléchit soigneusement à la meilleure manière de les raconter. C’est ainsi qu’elle a réalisé The Grandfather Drum, un court métrage d’animation subventionné par le CAO qui a abouti au festival de Sundance.

« L’idée est née de conversations avec un collègue à l’époque où j’étais travailleuse sociale, explique-t elle. Il m’a parlé d’un tambour particulier venant du Nord. » Il s’agissait du tambour que Naamowin, un aîné, avait construit et que la Nation Anishinabek du cours supérieur de la rivière Berens vénérait pour son pouvoir de guérison.

L’histoire touchait Michelle Derosier de près : « Mon arrière-grand-père était guérisseur, un peu comme le personnage du film. Il avait reçu en cadeau un tambour de guérison pour aider les autres. » Mais l’arrière-grand-père de Mme Derosier faisait également partie d’une génération qui a subi des pertes incalculables, une génération dont les enfants ont été arrachés à leur foyer et placés dans le système des pensionnats.

Michelle Derosier a réfléchi à la manière de communiquer ces récits entrecroisés à un public plus vaste. « En tant que créateurs et cinéastes, c’est ce que nous faisons. Lorsqu’on a une histoire importante à raconter, il faut trouver les moyens de le faire. » Et elle a décidé de passer par l’animation. Le style visuel de The Grandfather Drum ressemble à celui des livres en relief pour enfants, avec, pour les personnages et les images, des mouvements subtils, semblables à ceux du papier qui se déplie. Comme le note la réalisatrice, ces éléments stylistiques ont servi de contrepoint à une sombre histoire.

La création d’un court métrage d’animation était très différente des œuvres précédentes de Michelle Derosier. « Nous avions une toute petite équipe de six personnes pour réaliser ce film, ce qui est en fait assez extraordinaire, se souvient-elle. Je devais vraiment être convaincue par cette histoire et l’aimer, parce que la démarche peut être très longue et très difficile. »

Elle avait aussi une façon bien à elle pour stimuler ses collègues. « Ma façon de motiver notre équipe était de dire : “Vous savez que The Grandfather Drum est en route pour Sundance, n’est-ce pas?” C’était bien entendu avant que je le sache, car le film n’était même pas prêt à ce moment-là. » D’une certaine manière, Derosier a prédit ce qui allait arriver. « Je ne sais pas pourquoi je disais ça. C’était la première fois que j’avais envoyé quelque chose à Sundance. »

Affiche du film The Grandfather Drum.

The Grandfather Drum a été présenté en avant-première au Festival de Sundance en 2016 et a récolté des critiques favorables, dont une mention remarquable du Hollywood Reporter : « The Grandfather Drum porte un regard plus respectueux sur les aînés et la tradition, le regard de la réalisatrice canadienne Michelle Derosier sur la manière dont les traditions des Premières Nations sont piétinées par des évangélistes chrétiens. Le graphisme percutant du court métrage et son utilisation astucieuse du style découpage de papier agrémente un récit affligeant et trop courant. »

Michelle Derosier dialogue avec l’auditoire pendant le festival de Sundance 2016.

Un autre aspect du festival a particulièrement résonné pour Mme Derosier. « Le moment le plus marquant du festival de Sundance a été l’occasion qui nous a été donnée d’aller dans les écoles locales pour projeter le film devant des jeunes et dialoguer avec eux. Comme nous étions aux États-Unis, une partie de l’auditoire ne connaissait pas la réalité historique et en entendait parler pour la première fois. J’ai été très émue par la curiosité et la stupéfaction que certains jeunes ont manifestées. J’ai eu l’impression que la façon dont l’histoire a été racontée touchait vraiment les jeunes – pas seulement les jeunes Autochtones, mais tous les jeunes. »

Le saviez-vous? 91 % des Ontariens estiment que les arts nous aident à mieux comprendre les autres cultures.

Source : Impressions de l’impact des arts sur la qualité de vie et le bien-être en Ontario : résultats d’un sondage du Conseil des arts de l’Ontario, soumis par Nanos Research pour le Conseil des arts de l’Ontario, mars 2017.

Un avenir qui accorde plus de place aux récits autochtones

Michelle Derosier continue à transmettre les récits de son vécu, de sa famille et de sa culture, ce qu’elle considère comme de petits pas vers la récupération et le renouveau. « En tant que conteurs autochtones, je crois que nous avons un rôle important à jouer. Il suffit de prendre le rapport de la Commission de vérité et réconciliation, avec les pensionnats comme exemple, ou les conséquences du changement climatique, ou la cupidité et la corruption, ou la déconnexion d’avec la terre. […] Nous avons besoin que les gens écoutent, entendent et fassent de la place aux voix des conteurs autochtones pour participer activement et de manière significative à ces grandes, énormes conversations auxquelles nous sommes confrontés en tant que pays. Et je tiens à en faire partie. »

Spirit to Soar, un documentaire produit par Mme Derosier en collaboration avec la journaliste Tanya Talaga, a été diffusé en première au festival Hot Docs 2021. Il s’inspire de Seven Fallen Feathers, ouvrage primé de Tanya Talaga publié en 2017, qui relate la tragédie de sept élèves autochtones du secondaire morts à Thunder Bay au cours d’une période de onze ans et qui met en lumière le racisme systémique et les carences des institutions. Tanya Talaga a elle-même reçu une subvention du CAO pour terminer Seven Fallen Feathers – et Derosier souligne l’importance du financement public pour tous les conteurs autochtones.

« Le Conseil des arts de l’Ontario a joué un rôle considérable pour de nombreux artistes autochtones en les aidant à cultiver leurs propres valeurs, leur propre vision du monde et leur propre philosophie, explique‑t‑elle. Ce que j’ai reçu du CAO – à part l’aide financière, qui est bien entendu un élément important – c’est la possibilité d’avoir l’espace nécessaire pour le faire. Et je le pense vraiment, du fond du cœur. »

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